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Le potentiel de revenu de la TTF est largement sous-exploité

Entretien avec Gunther Capelle-Blancard, économiste spécialiste de la TTF et Professeur à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne (Centre d’Économie de la Sorbonne).Auteur de « La taxation des transactions financières », Ed. La Découverte, Paris, 2024 https://www.editionsladecouverte.fr/la_taxation_des_transactions_financieres-9782348036415

1. Peux-tu revenir sur les principales conclusions de ton rapport concernant le manque à gagner lié à la TTF ?

Il me semble que ce qu’il faut retenir en premier, c’est un incroyable paradoxe : les opérations les plus court-termistes sont complètement ignorées, ce qui, en plus d’être économiquement absurde et injuste, pèse fortement sur les recettes fiscales.

Je m’explique : la TTF a toujours été portée par des objectifs ambivalents. Elle oscille entre une visée réglementaire (limiter la spéculation, freiner les transactions) et une fonction fiscale (contribuer au financement des politiques publiques). Mais quel que soit l’objectif retenu, il y a une idée constante : pénaliser les comportements de très court terme, dont l’utilité sociale est discutable…

Or, le paradoxe du dispositif actuel, c’est qu’il ignore complètement les transactions intra-journalières. Je dis bien ignore, et non exempte ou exonère, car ce n’est pas vraiment mentionné : c’est presque comme si ces transactions intra-journalières avaient été oubliées. Concrètement, si un investisseur achète une action le matin et la revend l’après-midi, il ne paiera rien. Pire encore, si un fonds réalise un aller-retour en une fraction de seconde (comme c’est massivement le cas aujourd’hui avec le trading à haute fréquence), il échappe également à toute taxation. À l’inverse, celui qui achète une action aujourd’hui pour la conserver 10 ans, 6 mois, voire un jour, paiera la taxe. Il n’y a aucune justification économique à cette distinction. On ne devrait pas taxer davantage les comportements vertueux que les stratégies ultra-spéculatives !

Alors pourquoi en est-on là ? L’argument généralement évoqué pour le pas taxer les transactions intrajournalières est que cela nuirait à la sacro-sainte liquidité des marchés. Alors d’abord rappelons que les marchés financiers sont déjà extrêmement liquides et qu’un peu plus ou un peu moins de transactions n’a au fond pas beaucoup d’importance. Mais surtout, le dispositif prévoit déjà de nombreuses exemptions spécifiques pour protéger justement la liquidité : sont ainsi exonérées les opérations sur les petites capitalisations, les introductions en Bourse, les transactions via des chambres de compensation, et les activités de tenue de marché. On est dans une logique « ceinture et bretelles » et cela révèle à quel point l’argument de la liquidité est fallacieux. Prétendre vouloir préserver la liquidité en ignorant les transactions intra-journalières n’est qu’un prétexte ; l’objectif est surtout de protéger certaines rentes pour le secteur financier.

Il ne s’agit pas de remettre en cause les exemptions actuelles, qui sont souvent justifiées. Mais ignorer les transactions intra-journalières revient à se priver de la plus grande partie de l’assiette fiscale, et donc des recettes potentielles. Le potentiel de revenu de la TTF est largement sous-exploité. Les données sont très parcellaires (j’y reviendrai), malgré tout je me suis livré à quelques estimations. Bien que le volume total de transactions sur les actions françaises dépasse les 4 000 milliards d’euros (en essayant de tenir compte de toutes les plateformes alternatives qui fleurissent – et qui sont pour la plupart très opaques), seuls 15 % de ces volumes sont effectivement taxés.

2. Pourquoi dis-tu que le mode actuel de collecte, notamment via Euroclear, constitue un scandale fiscal ?

Quand on parle de scandale fiscal, on pense spontanément à de la fraude. En toute honnêteté, je n’en sais rien. Peut-être. Ce n’est pas à exclure. Ce que je peux dire, en revanche, c’est qu’au regard du volume considérable des échanges sur les marchés financiers, les recettes actuelles de la TTF sont assez modestes. Mais le vrai problème, c’est que je n’ai tout simplement aucun moyen de savoir quel serait un niveau “normal” ou “attendu” de recettes. C’est bien là que réside, selon moi, le véritable scandale.

Ce qui est profondément problématique, c’est l’opacité totale du dispositif. Cela peut sembler technique, voire secondaire, mais c’est en réalité fondamental, car cela touche au cœur du contrat social. En matière de fiscalité, le consentement à l’impôt est un pilier de la démocratie. Or, comment peut-on espérer un consentement éclairé, légitime, si personne ne comprend ni ne voit comment l’impôt est prélevé ? On parle souvent de « ras-le-bol fiscal », de la défiance croissante des citoyens envers l’État. Or, ceci s’explique aussi par un sentiment d’opacité et d’arbitraire. Comment restaurer la confiance si l’on accepte que certains impôts soient perçus sans aucune transparence, sans redevabilité forte ? Qui plus est pour un impôt comme la TTF avec une portée symbolique si forte.

La fiscalité doit être lisible, compréhensible, documentée. C’est une exigence démocratique. Et pourtant, dans le cas de la TTF, c’est exactement l’inverse. La collecte est entièrement déléguée à une société privée, Euroclear, filiale d’un groupe international. Concrètement, comment cela fonctionne-t-il ? Accrochez-vous : c’est à la fois artisanal et kafkaïen. Chaque mois, les membres d’Euroclear doivent remplir un fichier CSV, ligne par ligne, indiquant s’il s’agit d’une transaction taxable ou non, et pourquoi. La collecte repose entièrement sur l’auto-déclaration des acteurs de marché. Ce système est à la fois fragile, déclaratif, et totalement opaque. Certes, cela se fait sous la supervision de la DGFiP. Mais en pratique, c’est Euroclear qui collecte, qui contrôle, qui transmet, sur la base de déclarations auto-remplies par les acteurs de marché eux-mêmes. L’État, lui, reste largement aveugle ; l’administration fiscale n’a pas accès aux données sources.

Autrement dit, ni vous, ni moi, ni même le Trésor public ne savons avec certitude qui paie quoi, et pourquoi. La Cour des Comptes elle-même a critiqué le système de collecte de la TTF.

On est donc face à un impôt public collecté dans l’ombre, sans données accessibles, sans évaluation, sans contrôle externe. Et le plus préoccupant, c’est que ce n’est pas une fatalité technique. Les outils existent. Cette opacité est le résultat d’un choix institutionnel ou politique.

Cela fait des années que je m’intéresse dans le cadre de mes travaux de recherche au fonctionnement des marchés et à la TTF, et je constate qu’en matière de transparence, cela va de mal en pis. À l’heure où l’on parle d’intelligence artificielle, de big data, on pourrait penser qu’on connaît tout du fonctionnement des marchés financiers. C’est faux. On n’a jamais su aussi peu. Par exemple, quel est aujourd’hui le volume total des transactions boursières en France ? Personne n’est en mesure de le dire précisément. La Banque mondiale publiait encore ces données jusqu’au milieu des années 2010. Aujourd’hui ? Plus rien. Même l’AMF ne fournit aucun indicateur global. C’est franchement sidérant. Et je ne parle même pas des exemptions fiscales : on ignore tout de leur poids, de leur justification, de leur efficacité. Pourtant, l’État s’est engagé à évaluer chaque niche fiscale. Mais ici, c’est le grand flou.

Toutes mes demandes d’accès à l’information adressées à Euroclear ou à la DGFiP sont restées lettres mortes. Le Trésor se retranche derrière l’argument de la confidentialité des données. C’est un argument sérieux, auquel je suis très attaché. La sécurisation des données est essentielle. Mais cela ne doit pas devenir un prétexte pour entraver la recherche.

Les chercheurs en économie et en sciences sociales ont l’habitude de travailler avec des données sensibles. Et ici, il ne s’agit même pas de données personnelles, mais de données agrégées, bien moins problématiques. En outre, la France dispose d’un outil exceptionnel : le Centre d’accès sécurisé aux données (CASD) qui permet de traiter des données confidentielles dans un cadre ultra sécurisé, reconnu internationalement. Prétendre que ces données sont trop sensibles pour être exploitées pour les besoins de la recherche est un faux argument : les solutions techniques existent pour anonymiser et sécuriser les données.

Ce manque de transparence nous prive non seulement d’une meilleure compréhension du fonctionnement de la TTF, mais aussi de données précieuses sur les marchés financiers eux-mêmes. Et cela, à une époque où nous avons cruellement besoin de régulation, de pilotage, de confiance.

3. Quelles seraient selon toi les mesures prioritaires pour améliorer la transparence et le contrôle de la collecte de la TTF ?

Selon moi, trois mesures prioritaires doivent être mises en œuvre. Ce sont des solutions concrètes, immédiatement applicables, sans révolutionner l’existant.

Tout d’abord, confier le recouvrement à la DGFiP, avec l’appui de l’AMF. Cette dernière dispose déjà des données sur l’ensemble des transactions grâce à la directive MIF2. Il y a donc de fortes synergie entre ses missions de surveillance des marchés et le contrôle fiscal. Cela permettrait une centralisation des responsabilités, une traçabilité complète des flux, et une meilleure articulation entre régulation et fiscalité.

Ensuite, il faut ouvrir l’accès aux données (sous forme anonymisées) pour permettre des analyses indépendantes et renforcer la transparence, conformément à l’esprit de la loi pour une République numérique. Cela permettrait non seulement de mieux contrôler l’assiette fiscale, mais aussi d’évaluer objectivement l’efficacité du dispositif.

Il convient enfin d’élargir l’assiette de la taxe pour inclure les transactions intra-journalières, notamment celles issues du trading à haute fréquence (HFT), qui représentent une part massive des échanges alors que ce sont précisément ces transactions ultra-rapides qui échappent le plus à l’impôt, tout en générant des effets systémiques mal connus.

Ces mesures contribueraient à renforcer l’efficacité, l’équité et le rendement de la TTF, tout en rétablissant la légitimité du dispositif.