Entretien avec Marisol Touraine : Ancienne ministre des Affaires sociales, de la Santé et du Droit des femmes (2012-2017). À ce poste, elle s’est illustrée par des mesures phares, notamment l’autorisation et la prise en charge financière de méthodes innovantes de prévention du VIH, ainsi que par son combat pour le paquet de cigarettes neutre, action qui lui a valu le prix de l’OMS en 2016. Depuis juin 2019, elle préside le Conseil d’administration d’Unitaid.
1. Vous avez porté, en tant que ministre puis présidente d’Unitaid, l’affectation d’une part de la TTF à la lutte contre les pandémies. Concrètement, qu’a permis cette taxe en matière de santé mondiale ? Peut-on dire qu’elle a contribué à sauver des vies ?
La création d’Unitaid à l’initiative de la France en 2005 renvoyait à une double intuition visionnaire puisqu’elle a fait de l’innovation le socle des stratégies de lutte contre les pandémies mondiales (VIH-Sida, tuberculose, paludisme puis Covid-19) et que des financements innovants ont été créés pour garantir le développement dans la durée de ces stratégies. L’idée structurante de cette approche a été de prélever une fraction infime des revenus de secteurs ayant le plus bénéficié de la mondialisation pour assurer les ressources nécessaires aux investissements pour la santé mondiale et le développement durable, sans peser sur les contribuables. Ce sont des taxes sur la mondialisation qui permettent donc d’agir face aux dérèglements de la mondialisation ! C’est une vision politique que je trouve vraiment puissante.
Et oui, on doit dire haut et fort que cet engagement résolu a sauvé des vies, des millions de vies ! Grâce aux ressources ainsi récoltées, la France est l’un des tout premiers contributeurs à l’écosystème de la santé mondiale, qui a permis en vingt ans de réduire de 70% les décès liés au Sida, de 21% ceux dus à la tuberculose, et de 26% ceux provoqués par le paludisme.
Unitaid a joué et continue de jouer un rôle majeur dans cet environnement, notamment grâce à la contribution française, qui est la première contribution de l’organisation. Elle lui a permis d’être à l’origine de plus de 100 innovations de rupture qui sont autant de solutions concrètes d’accès à la santé dans les pays à revenu bas ou intermédiaire, permettant de sauver ou améliorer la vie de 320 millions de personnes chaque année. Unitaid a été un acteur majeur de la réponse à la Covid-19, notamment en organisant l’accès à l’oxygène y compris dans des endroits reculés ; nous avons pu étendre nos domaines d’action à la santé maternelle et infantile : l’élimination du cancer du col de l’utérus est ainsi désormais possible à court terme. Nous avons également mis en place une stratégie santé-climat. Avec son travail d’innovation, Unitaid permet aussi à l’ensemble des organisations engagées pour la santé mondiale de déployer leurs programmes plus rapidement, plus efficacement et en économisant des ressources (notamment en faisant baisser drastiquement le prix des médicaments).
2. Depuis Jacques Chirac, tous les présidents ont soutenu l’idée d’affecter une part des ressources fiscales françaises à des biens publics mondiaux. La fin de cette affectation marque-t-elle, selon vous, une rupture avec cette tradition politique forte ?
Jusqu’à cette année la moitié du produit des taxes que j’ai mentionnées alimentait le Fonds de Solidarité pour le Développement (FSD) qui finançait la quasi-totalité des dépenses françaises multilatérales en santé mondiale et climat (738M€ par an), l’autre moitié allant dans le budget de l’Etat. Ce modèle est plébiscité internationalement, notamment par les organisations non gouvernementales, pour la lisibilité qu’il donne à l’engagement français.
Ce modèle est aujourd’hui menacé au nom d’une approche d’orthodoxie budgétaire, par principe défavorable à l’existence de ressources dédiées et de fonds extra-budgétaires, qui prétend au surplus qu’il n’y a pas de lien entre les taxes prélevées et la santé mondiale ! C’est ne rien comprendre à ce qu’est l’objet même de la santé mondiale ! Résultat, la rebudgétisation des ressources allouées au FSD a été décidée et c’est préoccupant dans un contexte où la solidarité internationale ne va plus de soi et où la pression budgétaire s’accroît. L’affectation des ressources garantissait la prévisibilité des engagements de santé mondiale de la France et obligeait en retour les organisations qui en bénéficient à être toujours plus efficaces : pour ne parler que d’Unitaid, investir dans cette organisation est non seulement moral mais très rentable : chaque € investi génère 46€ de bénéfices pour les systèmes de santé des pays concernés.
Ce choix est d’ailleurs contradictoire avec la volonté que le Président de la République a exprimée à plusieurs reprises de continuer à investir dans la santé mondiale et de relancer les financements innovants à l’échelle internationale, notamment dans le cadre du Pacte de Paris pour les Peuples et pour la Planète et du groupe de travail sur les taxes internationales pour le climat et le développement que la France co-préside.
3. Aujourd’hui, alors que les besoins en santé mondiale restent immenses, que recommandez-vous aux responsables politiques pour rétablir une trajectoire ambitieuse et solidaire ?
Il faudrait évidemment recréer le FSD. Mais en attendant, l’essentiel est que la France – et les autres pays contributeurs – maintiennent leurs engagements pour les biens publics mondiaux et notamment la santé. Les maladies et les risques de pandémies n’ont pas disparu ! A défaut de le faire par humanisme, il faut le faire pour protéger nos populations, ici : en sauvant des vies au Sud on protège les citoyens du Nord.
Dans un contexte budgétairement contraint, nous devrions mettre en place une TTF à l’échelle de l’Union Européenne afin de pouvoir élargir son assiette aux transactions intra-journalières, extrêmement spéculatives, sans porter atteinte à la compétitivité de la place de Paris.
Une tragédie encore silencieuse est en train de se jouer avec le retrait des financements américains et la diminution des contributions de nombreux autres pays. Il nous faut maintenir nos ambitions en Santé Mondiale par solidarité mais aussi pour être prêts en cas de nouvelle pandémie. Et je le redis : n’oublions pas que ces financements qui sauvent des vies au-delà de nos frontières, nous protègent aussi en retour.